Au Coin du Tricar

Tricars français


 
dessin d'André Hellé: La passagère d'un tricar chasse un lapin
 
 
Introduction

Dans la rétrospective, le tricar est souvent perçu comme un phénomène de mode passagère, un dernier renouveau du tricycle en quelque sorte. Certes, son apogée très court, de 1905 à 1908 environ en France, semble confirmer cette opinion. Mais, contrairement à une mode qui est plutôt le fruit de la subtile machinerie du marketing, le tricar a répondu à un besoin bien réel. Car un assez grand nombre de personnes demandaient un petit engin d'un faible prix d'achat et d'entretien, apte à faire des voyages en couple (voir le chapitre Voyage à deux). Jusque-là, ce rôle avait été attribuée aux petites voiturettes. Mais ces voiturettes bon marché avaient disparu en 1900 et les constructeurs d'automobiles ne développaient rien d'équivalent pour le moment. Il suffit comme illustration de comparer le prix très raisonnable d'une voiturette Léon Bollée 2 ½ CV à deux places avec le prix d'une voiturette Renault type A de 1 ¾ CV, également à deux places : pour une Bollée, il fallait débourser 1300 frs. en 1896, contre 3500 frs. pour la Renault en 1899. En outre, la cylindrée et la puissance des voiturettes grimpaient continuellement, de sorte que la petite voiturette de 1900 était devenue une assez grosse 8 CV en 1905.
La motocyclette, d'autre part, n'offrait aucune solution aux problèmes de transport des jeunes ménages car le side-car, qui apparut en 1902/1903 en Angleterre et un peu plus tard aussi en Allemagne, ne s'est répandu en France qu'après 1910. L'utilisation d'un tan-sad, par contre, se heurtait encore au manque de stabilité des motos. C'était cette lacune dans le marché que le tricar allait combler. Un rôle non négligeable dans son succès aura joué aussi la possibilité de le transformer en triporteur pour le petit commerce pendant la semaine, quand on n'avait pas besoin d'un siège pour passager. Les sources contemporaines qui s'occupent du tricar ne parlent que du petit tourisme en couple, mais l'histoire montre que la vraie vocation du tricar – sous forme de triporteur – est la livraison de marchandises en ville (il semble même que le triporteur soit de retour dans l'actualité – à propulsion électrique, bien sûr !).
Les tout premiers "vrais" tricars français apparurent, autant que l'on sache, en 1901. Cette année-là, deux marques en France lancèrent un petit mototricycle, la société A. Jean & Cie et la société La Française.
 
 
Remarquable est surtout le mototricycle dénommé "Tri-balladeur" (ci-dessus) conçu par le constructeur-mécanicien Albert Jean, car il s'agit déjà d'un tricar presque complètement évolué. Sa conception deviendra standard sur pratiquement tous les tricars français : la partie-cycle est composée d'un châssis à avant-train fixe dans le plan horizontal et d'un cadre de moto dans le plan vertical. La direction est à essieu brisé, actionnée par un guidon. Le moteur a trouvé sa place devant le pédalier. Même un refroidissement par l'eau était prévu, avec un réservoir placé sur le garde-boue arrière et un radiateur tubulaire en serpentin logé dans le cadre, entre le moteur et le tube de selle; la circulation de l'eau se faisait par thermosiphon. Albert Jean continuera de développer son tricar en tant que directeur technique de la marque Austral et lui donnera sa forme définitive en ajoutant ce qui manquait encore : un changement de vitesse et une suspension de l'essieu avant (et non seulement du siège du passager).
 
 
En décembre 1901 fut présente au Salon d'Automobile le "(Tri-)promeneur" La Française, créé par l'un des directeurs de la marque, Pierre Mouter. À la différence du moto-tricycle Jean & Cie, qui est un véritable tricar, le tri-promeneur est plutôt un tricycle-porteur, c'est-à-dire un vélo à avant-train pivotant, que l'on a équipé d'un moteur avec transmission par courroie et d'un siège pour passager. Cela ressortit de la construction du cadre, dont la base est un tube horizontal qui termine en une douille dans laquelle pivote la cheville ouvrière de l'essieu avant. Il n'y a donc pas besoin d'un tube de direction ni d'un guidon de moto, car deux tubes montés sur les ressorts du siège avant et terminés par deux poignées suffisent pour assurer la direction. Cette construction est typique des tricycles-porteurs, par exemple de la marque Bernard Branda & Cie, qui étaient déjà assez répandus en 1900.
Le moteur du tri-promeneur est refroidi à l'air.
Sur les deux tricars, la suspension de l'essieu est encore absente, c'est seulement le siège du passager qui est suspendu.
 
Le Salon d'Automobile de 1905 apporte la percée du tricar auprès du grand public. Au même temps, le numéro de constructeurs s'est considérablement accru; les plus importants parmi eux sont Werner, Bruneau (Tours) ainsi que la jeune marque Austral (Cheilus & Cie), successeur de la marque Albert Jean, Contal, Lurquin-Coudert et Stimula. Les améliorations techniques adoptées sont nombreuses entre 1904 et 1906 : hormis les modèles bas de gamme, qui doivent se contenter encore d'un simple embrayage à cône, les tricars sont de plus en plus munis d'un changement à deux vitesses, souvent du type épicycloïdal. La puissance des moteurs a presque doublé, de 2 CV à 3 ou 4 CV environ, ce qui permet, conjointement avec le changement de vitesse, de grimper la plupart des côtes sans pédaler. Le refroidissement par l'eau s'est généralisé; le réservoir-radiateur est d'habitude placé en avant, entre la colonne de direction et le siège du passager, qui est devenu un fauteuil confortable. L'essieu avant est maintenant suspendu au moyen de deux ressorts de voiturette. L'avant-train fixe avec direction à fusée a été adopté par beaucoup de constructeurs, mais on transforme aussi des motos en tricars au moyen d'un avant-train amovible type Chenard (à essieu brisé). La transmission par courroie est encore conservée en 1904; la chaîne gagne pourtant du terrain à partir de l'année suivante et les pédales disparaîtront progressivement. Dans l'ensemble, on peut constater que le tricar évolue beaucoup plus vite sur le plan technique que la motocyclette. La raison en est son poids élevé par rapport à celui d'une moto, ce qui exige d'adopter des solutions techniques encore typiques de l'automobile comme le refroidissement à l'eau et la transmission par chaîne, embrayage et changement de vitesse. On voit ainsi qu'il était peu pratique de transformer n'importe quelle moto en tricar. Le choix se portait de préférence sur les modèles dits "de montagne", refroidis à l'eau et munis d'un changement de vitesse ayant un rapport de transmission plus court. 
 

En dépit de sa vocation de promeneur paisible on n'a pas hésité longtemps à utiliser le tricar aussi en compétition. Au début, ses apparitions en course étaient rares, probablement par manque d'un classement qui lui était favorable. Le tricar de course ci-dessus fut immortalisé par Jules Beau au kilomètre lancé de Deauville le 26 août 1902.
 
 
Cette situation change en 1905 quand les journaux sportifs commencent à organiser des épreuves réservées aux tricars. Le 10 septembre se déroule le Concours des tricars organisé par le journal l'Auto sur le parcours Saint-Germain – Mantes (33 km, à couvrir 3 fois). L'épreuve est remportée par Austral (Bozier), devant les Contal, Bruneau, Stimula, Lurquin-Coudert, Werner, La Française et Chanon, pour nommer seulement les marques les plus importantes. Le journaliste de Gil Blas, L. d'Antin, remarque : "le tri-car est le véhicule démocratique par excellence. Son prix d'achat est minime et son entretien journalier est presque nul. Avec la voiturette, c'est bien le véhicule du futur". L'importance du Critérium des tricars de 1905 ne réside pas seulement dans le fait qu'il a créé le règlement pour les futures épreuves de régularité. Les expériences qui y ont été acquises ont servi en outre à donner au tricar sa forme définitive. C'était surtout la côte dure de Flins qui a démontré aux constructeurs la supériorité des tricars munis d'un refroidissement à eau et d'un changement de vitesse à deux rapports sur les engins refroidis à air et les bicylindres sans boîte de vitesses. Le Critérium a aussi prouvé la parfaite rigidité latérale des tricars munis d'un avant-train ayant un cadre rectangulaire en tubes qui le relient, à droite et à gauche de l'appareil, à la fourche arrière ("châssis-tricar").
Austral dominera aussi la competition pendant toute l'année 1906. Les courses pour tricars avec passager sont, à peu d'exceptions près, des épreuves de régularité, la cylindrée étant limitée à 500 cm³.
 

Le Salon d'Automobile de 1906 voit l'apparition de la trivoiturette, la dernière évolution du tricar qui avait lieu en Angleterre vers 1904. À plusieurs égards, c'est une petite révolution comme en témoignent par exemple les trivoiturettes Austral (ci-dessous, à gauche) et Rochet-Bruneau (à droite) :
 
 
À première vue, la trivoiturette ne semble avoir presque aucun rapport avec un tricar ordinaire. L'observateur est impressionné par une carrosserie élégante et propre qui abrite la mécanique et fait que le conducteur n'a pas à craindre les projections de l'huile et de la graisse. Puis, il monte et prend place dans un baquet confortable, saisit un volant épais et actionne les pédales d'embrayage et de frein ainsi que les deux grands leviers du changement de vitesse (épicycloïdal ou à train baladeur) et du frein de secours, comme sur une voiture. Alors, il a l'impression qu'il est finalement devenu un vrai chauffeur !
Sur le plan technique, il y a aussi d'importantes nouveautés. Le châssis des trivoiturettes est désormais de préférence en tôle d'acier emboutie, mais le tricar à cadre modèle 1907 de Camille Contal (type B) bénéficie également d'un tel châssis. D'un prix élevé et de ce fait réservé jusqu'ici aux voitures et voiturettes, ce mode de construction permet d'obtenir des longerons d'une seule pièce dont les mains de ressorts sont encastrées. Le montage du châssis est facile, l'assemblage des longerons et des traverses se faisant par rivetage ou par soudure autogène. Le résultat en est un châssis rigide, indéformable, résistant aux vibrations du moteur et aux trépidations de la route, lequel, en plus, est assez léger.
La deuxième nouveauté du Salon est la suspension de la roue d'arrière. Tandis que l'année précédente il n'existait que trois systèmes de suspension arrière (Bonin, Lurquin-Coudert, Stimula), maintenant sa présence est devenue la règle.  
 

L'accueil de la trivoiturette par la presse spécialisée était très favorable. On louait surtout le gain en confort réclamé prétenduement par une clientèle mécontente de la simplicité spartiate du tricar. En résumé, "la trivoiturette constitue un engin de locomotion bon marché , solide, très maniable, économique et rapide. …. nous croyons qu'un très large avenir est réservé à la trivoiturette, fille naturelle du tricar" (Adrien Gatoux). Le journaliste de La Vie Automobile esquisse aussi l'avenir du tricar ordinaire. Dans une future édition de l'an 1910 du Dictionnaire de l'Automobile, écrit-il, on pourrait lire : "le tricar disparut presque entièrement comme véhicule de tourisme vers la fin de 1907, il n'est plus guère employé de nos jours que comme engin transporteur, il a remplacé le triporteur ordinaire" (c.-à-d. le vélo-porteur, NDLA).
Le tricar à cadre, pourtant, résiste pour le moment et se maintient dans les catalogues des constructeurs à côté de la trivoiturette. Mais il n'évoluera guère. Ses atouts sont toujours sa simplicité, son faible poids et son faible prix d'achat et d'entretien. Pour une tri-voiturette, par contraste, il fallait débourser environ 400 frs. supplémentaires sans accessoire. L'entretien est plus cher en raison d'une mécanique plus compliquée : l'abandon de la direction directe ("à sonnette") du tricar en faveur d'une direction démultipliée d'automobile impose l'adoption d'une boîte de direction (vis sans fin) et d'un amortisseur de direction. Le souhait de dissimuler la mécanique à la vue mène parfois au choix d'un réservoir d'eau plus petit, placé sous la carrosserie, et à la disposition du refroidisseur sous le châssis. Avec un réservoir trop petit, la circulation de l'eau par simple thermosiphon n'est pas assez efficace. Pour résoudre ce problème, il fallait installer une pompe de circulation de l'eau entraînée par le moteur et prête à toujours fuir. En raison du poids élevé d'une tri-voiturette, la puissance des moteurs, qui sont de plus en plus des bicylindres, est en hausse, une tendance qui n'épargne pas le tricar ordinaire.  

Il va de soi que les trivoiturettes élégantes, elles aussi, se mesuraient en compétition.
 
 
En ce qui concerne le tricar, celui-ci s'éclipsera progressivement après 1910 quand sa clientèle habituelle se tournera de plus en plus vers la voiturette (à quatre roues) et aussi vers les motos attelées. Le tricar commence à disparaître tranquillement au moment où l'industrie automobile s'intéresse de nouveau pour la voiturette légère, et la production en série selon les recettes d'Henry Ford et de Frederic Taylor permet de baisser les prix d'achat et d'entretien. Le triporteur, lui, survivra jusqu'aux années 1950.
 
Mais quelques irréductibles résistent toujours et encore. (Course de côte de Gometz-le-Châtel, dec. 1911).
 

 





Chapitre créé le 26 novembre 2018
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