Au Coin du Tricar

Du tricycle au tricar



voiturettes et mototricycles
Gravure de Albert Robida (1848-1926)                                    
 
Le tricycle à roue arrière motrice et avant-train portant un siège pour passager a pris sa forme plus ou moins définitive à la fin des années 1890. D'abord connu en France comme "motocyclette tandem", "tri-tandem", ou "moto-tri(cycle)", il adoptait le nom anglais "tricar" à partir de 1905 sous l'impression des véhicules britanniques plus avancés à l'époque (voir Tricars ! Voyage à deux). Toutefois, il ne s'agit pas d'une invention totalement nouvelle, mais d'un ensemble d'éléments déjà existants. Le choix d'un véhicule à trois roues était motivé surtout par le souci de stabilité face aux motocyclettes de l'époque, encore réservées plutôt à de courageux sportsmen. À peine moins importantes étaient les questions de l'économie et du poids. De ces points de vue, un véhicule à trois roues est presque aussi stable qu'un quadricycle, mais plus léger et moins cher. On économisait d'une roue et, plus encore, d'un différentiel cher et délicat. Les coûts moins élevés d'achat et de fonctionnement étaient les meilleurs arguments pour convaincre une clientèle disposant de revenus moyens.
 
Étant un véhicule à mi-chemin entre une tri-voiturette et une motocyclette, la filiation du tricar est double. Penchons-nous pour commencer sur le côté de la voiturette à trois roues. Il n'est pas nécessaire ici, pour retracer sommairement l'évolution qui conduisait au tricar, de remonter aux croquis de Leonardo da Vinci ou au fardier à vapeur de Nicolas-Joseph Cugnot. La machine à vapeur était quand même de la partie, bien que la majorité des tricycles à vapeur n'aient pas dépassé le stade d'un prototype (Fischer 1859, Lenoir 1860, Long 1880). Le premier tricycle motorisé en France employait également un propulseur de ce genre.
 
 
 
Construit par de Dion-Bouton et Trépardoux en 1883, ce véhicule fut équipé d'une chaudière brevetée par Charles-Armand Trépardoux, avec un foyer intérieur et de petits tubes vaporisateurs. Beaucoup plus évolués et moins encombrants paraissent les tricycles de Dion-Bouton de 1885, 1887 et 1888:
 
 

 
Dans ce contexte, nous mentionnons aussi le tricycle à vapeur de Léon Serpollet (1888), malgré le fait qu'il à une roue à l'avant et deux roues à l'arrière. La raison en est que cet appareil était vraiment pratique, car Serpollet avait conçu une chaudière capillaire à la fois plus simple et efficace, capable de produire instantanément et sous grande pression une quantité de vapeur suffisante pour vaincre à tout moment la résistance de la marche. Il suffisait d'allumer le foyer une dizaine de minutes avant le départ et on pouvait prendre la route.
 
 
Le premier tricycle à roue unique motrice à l'arrière, muni d'un moteur d'explosion, fut le Patent Velocycle d'Edward Butler, breveté en 1887, dont les plans de construction avaient déjà été exposés lors du Stanley Motor Show de 1884, deux ans avant le brevet de Carl Benz (1886). Le Benz Patent-Motorwagen nº 1, cependant, roulait déjà en été 1885.
 

La roue arrière de ce curieux tricar fut entraînée directement au moyen d'une chaîne par un flat-twin quatre-temps de 600 cm³ (alésage x course 57 x 127 mm) qui développait 5/8 HP à 600 tours/minute. L'échange des gaz se faisait par valves rotatives. Le moteur fut alimenté par un carburateur à flotteur et refroidi par l'eau au moyen d'un radiateur placé au-dessus de la roue arrière. La magnéto fut vite abandonnée au profit de l'allumage par batterie et bobine plus fiable. Le conducteur, assis en avant entre les deux roues, dirigeait le véhicule en rapprochant ou éloignant deux leviers qui actionnaient une direction à fusé selon le principe Ackermann-Jeantaud.

Un autre candidat à être le premier tricycle à moteur de combustion interne est le "Motrice Pia", créé par l'ingénieur italien Enrico Bernardi, professeur à l'université de Padoue. En 1884, Bernardi monta un moteur de 122,5 cm³, qui avait servi d'abord à entraîner la machine à coudre de sa fille Pia, dans le tricycle de son fils Lauro. Cet appareil n'est pas conservé.
 
 

Bernardi montait aussi une version plus grande de son moteur dans la tri-voiturette ci-dessus, développée entre 1892 et 1893, qui ne fut produite en série qu'en 1896. Dans cette version, le moteur atteignit une puissance de 2,4 chevaux, ce qui permettait une vélocité max. de 35 km/h. Ce véhicule à deux places ressemble déjà à la voiturette Léon Bollée, mais le passager prend place à côté du conducteur.
 
(vers le chapitre Léon Bollée avec une description détaillée de la voiturette)
 
On hésite un peu à appeler la tri-voiturette Léon Bollée de 1896 un tricar, malgré le fait que presque toutes les caractéristiques qui définent ce genre de véhicule sont déjà là : une seule roue motrice à l'arrière et un avant-train à deux roues directrices muni d'un fauteuil capitonné. C'est la disposition en tandem qui la distingue des tri-voiturettes contemporaines et qui sera un trait marquant du tricar, lui permettant de passer par des endroits assez étroits. Ce qui différencie la voiturette Bollée encore d'un tricar classique est l'absence d'un cadre de moto. Ce véhicule hors norme, qui (mettant de côté le moteur et la transmission) était une dizaine d'années en avance sur son temps, préfigure déjà l'évolution du tricar vers une tri-voiturette à direction à volant.
 
Une bonne idée de ce qui aurait pu être un tricar Léon Bollée nous donne ce tricar présenté en 1898 par la Humber Company à Coventry :
 
 
La marque anglaise a combiné le système Bollée avec le cadre d'une moto. À cet effet, il fallait aussi remplacer la direction à volant et crémaillère de la voiturette par une direction commandée par un guidon. Le résultat en est l'un des tout premiers tricars véritables, qui ne se différencie de la vue habituelle d'un tricar que par la disposition horizontale du moteur Bollée. À la différence de la voiturette Bollée, le moteur de 2 1/2 CV est placé au côté droit et pivoté de 180º en avant, de sorte que le cylindre et la culasse sont exposés directement au vent de déplacement, mais ... la lanterne avec le brûleur aussi ! L'arbre moteur attaque directement le moyeu arrière via un engrenage. 
 
La même disposition horizontale du moteur, laquelle était très courante avant 1900, montre un autre tricar anglais qui fait également partie des premiers exemples de ce genre.
 
 
Il s'agit d'un tricar Baines & Norris datant de 1899 qui était déstiné au service de taxi. Les deux fauteuils capitonnés sont placés l'un derrière l'autre, ce qui a pour conséquence un empattement très long. Le moteur monocylindrique est refroidi à l'air et placé horizontalement. La direction est à fusée.

Comme nous pouvons constater, le tricar est né au moment quand on a transformé la voiturette à trois roues au moyen des éléments empruntés de la motocyclette pour en créer un véhicule plus léger, plus simple et moins cher. Après 1905, il y aura un retour du balancier, car les tricars de luxe évolueront à nouveau vers une tri-voiturette.
 
 
En 1900, le tricar avait pris son aspect familier, mais il n'y avait pas encore un état uniforme de la technique. En France, c'était Albert Jean qui donna en 1901 au tricar sa forme définitive. Son "Tri-balladeur" disposait d'un châssis à avant-train fixe dans le plan horizontal et d'un cadre de moto dans le plan vertical. Le guidon actionnait une direction à essieu brisé et le moteur avait trouvé sa place dans le cadre en avant du pédalier. Jean prévoyait aussi le refroidissement à l'eau du moteur qui deviendra standard sur pratiquement tous les tricars. À cette époque, le tricar était quasiment inconnu en France; il ne prenait son essor qu'à partir de 1904.

Abordons maintenant les liens de filiation du tricar avec la motocyclette. À cet effet, il faut mentionner quelques véhicules et inventions qui auront exercé une influence sur le développement du tricar sans que leur contribution puisse être établie précisement. Sans eux, on aurait peut-être poursuivi dans la voie empruntée par la voiturette Bollée, sans faire le détour par un tricar à cadre de moto.
C'est d'abord le tricycle de Dion-Bouton et ses dérivés qu'il faut nommer ici, avec son cadre de moto à trois roues facilement transformable en quadricycle au moyen d'un avant-train amovible pour faire des voyages en couple.
 
 
 
Un grand pas en avant sur ce terrain signifiait en outre l'avant-train amovible doté d'une direction à fusée qui fut inventé par Ernest Chenard en 1898. Cette invention en finit avec l'avant-train pivotant, dur à manier et instable dans des virages serrés. Il existait aussi la possibilité de remplacer le siège par une caisse pour livraison. 
 
Avant-train de Ernest Chenard
 
Le tricycle Gladiator de 1896 rappelle l'aspect d'un tricar sans siège en avant. Il possède une direction à essieu brisé qui fait partie intégrante du châssis. L'avant-train n'est pas prolongé vers l'avant pour porter un siège pour passager. Il s'agit au fond d'un tricycle "inversé" dont l'avantage principal était que "le mécanisme ... est sous les yeux du cavalier" et que "le poids de celui-ci, portant uniquement sur la roue arrière, la pression se trouve également répartie sur les trois roues, ce qui n'en vaut que mieux pour les pneumatiques" (F. Marcevaux, 1897).
 


  
(agrandir)
 
Un autre exemple de ce genre d'engin est le tricycle "inversé" de la marque A. Loyal (Paris), dont l'activité principale était la fabrication de radiateurs. Un prototype, qui servait plutôt comme banc d'essai pour le moteur, en fut présenté en 1897. La direction est également à essieu brisé, mais il n'y a ni pédales ni chaîne car le changement de vitesse est intercalé entre l'arbre moteur et la roue d'arrière. Ce qui focalisait l'attention à l'époque était son moteur deux-temps à deux soupapes automatiques. 

 
 




Embrayage et changement de vitesse du tricycle Loyal 

Il nous reste encore jeter un coup d'
œil sur les vélocipèdes à trois roues dont plusieurs adoptèrent l'apparence d'un tricar sans moteur à la fin des années 1890. Parallèlement au développement des tricars, on les construisait aussi de façon que le client pouvait transformer à son gré un vélo normal soit en triporteur soit en vélo de tourisme à deux places. À cette fin, on enlevait la roue avant et on boulonnait un avant-train sur le cadre.
 
 
L'un des tout premiers exemples d'un vélo à avant-train fixe avec siège pour passager en Allemagne était ce tricycle conçu en 1897 par la marque Marschütz & Cie. Il était destiné aux transport des personnes âgées ou malades et aux services taxi (ci-dessous, à gauche).
 
 
En France, le tricycle-porteur apparaît également en 1898 (ci-dessus à droite), et les modèles des frères Blotto et de la société Bernard Branda & Cie étaient très répandus à partir de 1900.

 
Cette publicité Blotto est la plus ancienne connue et date d'octobre 1900.
 

Stand Blotto au Salon 1907

L'influence des tricycles-porteurs est clairement visible sur l'un des premiers tricars français, le "promeneur" de la société La Française, présenté en décembre 1901. Ce tricar est pour ainsi dire un tricycle-porteur motorisé comme en témoigne la construction de son cadre. L'épine dorsal de celui-ci est un tube horizontal qui termine en une douille dans laquelle pivote l'essieu avant comme sur les tricycles-porteurs. À cela s'ajoute une direction qui consiste en deux tubes fixés sur l'avant-train et terminés par deux poignées. Sur les triporteurs, c'est souvent une barre-poignée fixée directement sur la caisse, mais le principe est le même.
 
 
 
Hors du comun est la "voiturette" construit par l'ingénieur–constructeur Victor Mallen (Beaumont-de-Lomagne, Tarn et Garonne) en 1898. En principe, c'est un vélo à avant train portant un siège pour passager comme un tricar.
 
 
Ce qui rapproche cet appareil encore plus à un tricar est le fait que l'inventeur fournissait aussi un modèle identique comme disposition mais plus robuste et sur lequel on pouvait adapter un moteur de Dion-Bouton de manière à le transformer en voiturette automobile ! Malgre le moteur adaptable, la "voiturette" Mallen démeure néanmoins une bicyclette. Étant facilement démontable en trois pièces et n'ayant qu'un poids total de 25 kilos sans moteur, elle ne soutient pas la comparaison avec un tricar.

En terme de priorité, tout ce qu'on peut dire est que le tricar et le tricycle-vélo du même aspect ont apparu en même temps, au moins en Angleterre. On ne peut pas établir une priorité de l'un sur l'autre; il s'agissait plutôt d'une idée flottant "dans l'air" du temps.
 
En ce qui concerne le tricar, il semble que la synthèse des éléments qui donnait naissance à ce véhicule a été effectuée d'abord en Angleterre, mais les éléments eux-mêmes sont d'origine française. L'idée d'un tricycle motorisé à roue arrière motrice et avant-train doté d'un siège pour passager fut déjà réalisée par Léon Bollée sur sa tri-voiturette, dont l'influence était telle que la Humber Company en faisait une "version tricar" en combinant un châssis "système Bollée" avec le cadre et le guidon d'une motocyclette (ci-dessus). Entre les précurseurs faut-il compter également le tri-cycle de Dion-Bouton et sa version "inversée" adaptée surtout par Gladiator (ci-dessus) ainsi que l'avant-train amovible que l'on commençait à adapter aux motocyclettes à partir de 1900 environ (motobicyclette Pernoo).

 


 
 
Chapitre créé le 26 novembre 2018
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