Au Coin du Tricar

Voyage à deux



 
                                                                                                            Louis Rémy Sabattier (13 mai 1863 — 1935)


Dès que le mototricycle se fit remarquer auprès du grand public lors du Salon de Paris 1904, il devint l'objet d'une série d'articles de presse que nous sommes en train de recueillir ici. Étant donné que la lisibilité des textes originaux n'est souvent pas bonne, nous les présentons sous forme de retranscriptions exactes. Ces articles, qui permettent de voir le phénomène du tricar avec les yeux des contemporains, évaluent son aptitude pour le grand et pour le petit tourisme. À l'époque, "voyage à deux" est presque devenu un slogan qui manifeste le rêve surtout de jeunes ménages de faire des voyages en couple.



Voyage à deux

L'Automobile pour tous (ou presque)


Un thème récurrent de plusieurs des articles ici recueillis est le besoin éprouvé d'un grand nombre de gens disposant des revenus modestes (ou moyens) pour un tout petit véhicule bon marché qui néanmoins permet de faire des voyages en couple. Ce petit véhicule, naturellement, est le tricar, la motocyclette à deux places.
 


Au fait, les auteurs de ces articles – le plus souvent membres distingués du Touring-Club – sont tout sauf "gens de revenus modestes", une expression qui pour eux est plutôt synonyme de "bourse anémique" (G. Dumont). Mais ils transmettent néanmoins les rêves d'une classe moyenne encore assez jeune. Comme on le sait, la France avait doublé son revenu après 1870, ce qui a entraîné la formation d'une nouvelle classe moyenne au-dessous de l'ancienne bourgeoisie. Pendant la Belle Époque, la classe moyenne se composait de petits indépendants, de petits commerçants, de propriétaires d'ateliers et de boutiques ainsi que de petits cultivateurs. Il existait en outre une petite bourgeoisie diplômée imitant la haute bourgeoisie, constituée de fonctionnaires et de professions libérales modestes, mais la figure sociale principale restait celle de la petite entreprise.



La reprise de l'économie mondiale à partir de 1895 contribuait à ce que ces gens de revenus modestes pouvaient maintenant aspirer à un petit véhicule motorisé. Parallèlement à la croissance économique se développait un goût pour le tourisme qui en partie s'alimentait du désir de s'enfuir de la capitale, des faubourgs noircis par la suie et de "l'air vicié", comme on nommait l'air pollué des métropoles, pour respirer le "bon air pur" de la campagne, "pour voir les grandes espaces, les beaux paysages et les cités espérées" (Th. Chèze).
 


Certes, le développement du chemin de fer permettait de faire des voyages plus longs à moindre coût. Mais, à la différence du train qui n'offre qu'une autonomie partielle, l'automobiliste est libre de s'arrêter où il le désire, de choisir la route qu'il désire, etc. L'intérêt pour le tourisme a mené en 1890 à la fondation du Touring-Club de France (TCF) par un groupe de vélocipédistes.

Cet illustre club se proposait pour but tout simplement : faire connaître la France. Avec 107 000 sociétaires en 1906 et un budget annuaire dépassant un million de francs, le TCF entreprenait de nombreux travaux sur routes, s'occupait de l'assainissement des hôtels, créa la "chambre hygiénique Touring-Club" et ainsi de suite. À cela s'ajoute la publication d'une Revue mensuelle, tirée en 107 000 exemplaires pour promouvoir le tourisme à cheval, en bicyclette, en voiture, etc. et le tourisme nautique. Le TDC fournisssait aussi aux adhérents des informations sur les services à leur disposition le long de leur route. La cotisation des sociétaires n'était que de 5 francs. Afin d'éviter tout malentendu, il faut préciser quand même que le TDC était plutôt un lieu de rencontre, où l'élite minoritaire pouvait rester entre soi. Il faut également tenir compte que, jusqu'à l'introduction des congés payés en 1936, le "grand tourisme" restait le privilège des couches sociales aisées, tandis que les gens de revenus modestes devaient se contenter du "petit tourisme" le dimanche et pendant les jours de fêtes.
 


Dans ce contexte, on comprend mieux l'effet que faisait l'apparition d'un véhicule à deux places qui coûtait nettement moins cher qu'une voiturette. Le tricar fut donc considéré comme "le véhicule démocratique par excellence" par la presse. Ce constat se voit néanmoins restreint si l'on considère le tableau entier de la société française de la soi-disant Belle Époque, "chrononyme" (Eva Büchi) rétrospectif qui cache une réalité extrêmement dure pour les pauvres. Les classes moyennes – le pluriel indique qu'il ne s'agit pas d'une couche homogène – font face à une classe ouvrière de 5 millions d'hommes et de 2,5 millions de femmes, composée des ouvriers des ateliers (artisans hautement qualifiés), des ouvriers de la grande industrie et des mineurs de fond (en tout 30 % de la population).
 


 La grève victorieuse des "chaussonniers" (13/11/1906 – 11/2/1907) à Fougères "la rouge".


Les 1 000 à 1 500 grèves par an que l'on compte entre 1905 et 1911 témoignent que la Belle Époque n'était pas si belle pour tout le monde. Cependant, on estime que durant cette période (environ 1880 – 1914) les ouvriers ont réussi à obtenir une augmentation des salaires de 60 %, un jour de repose hebdomadaire (en 1906), et à partir de 1910 une réduction des heures de travail de 12 à 10 heures ainsi qu'une retraite. En outre, il y avait une paysannerie qui représentait 40 % de la population active et dont le mode de vie restait traditionnel. La classe par contre qui donnait le ton de la Belle Époque, la haute bourgeoisie et l'aristocratie, ne formait que 3 % de la population. Compte tenu du fait que ni les ouvriers ni les paysans en général ne pouvaient s'offrir un tricar, l'affirmation que celui-ci est le véhicule démocratique par excellence témoigne plutôt du point de vue de classe des journalistes (c'étaient d'ailleurs précisément les journalistes qui se moquaient toujours du mouvement ouvrier en qualifiant p. ex. les marches de protestation comme "promenades des ouvriers"). Mais cette affirmation reste tout à fait appropriée si l'on compare le prix d'un tricar avec celui d'une "vraie" voiture, réservée encore aux "Happy Few".
 


Mêlé avec le goût de voyager est encore un autre rêve : passionnés par des engins à moteur et amoureux de la mécanique, beaucoup de gens ne souhaitaient qu'une chose : devenir chauffeur ! Et quoi de mieux qu'acheter un tricar, jouir à la fois de la mécanique et voyager en couple ? Mais les auteurs du TCF mettent en garde le néophyte aspirant chauffeur : en tant que chauffeur d'un tricar on n'est que "petit chauffeur" ou "chauffeur modeste". Pas question d'imiter des véhicules plus somptueux ! Il faut se borner aux limites d'un engin rudimentaire et ne pas laisser flageller son amour-propre par le fait qu'on ne peut jamais dépasser les autres, mais doit toujours s'arrêter sur le bas-côté et laisser passer les voitures luxueuses qui s'enfuient de manière hautaine dans un tourbillon de poussière. Notre chauffeur modeste doit se contenter du manque de confort d'un tricar, du fait qu'il peut amener un seul passager et très peu de bagages. Il doit se contenter aussi de l'absence de toute protection contre les intempéries et du fait que le tricar ne peut pas dépasser une vitesse de 40 km/h en palier, ce qui se traduit en une vitesse moyenne de 25–30 km/h par tous les profils. "C'est peu ; mais, pour la plupart des clients de cette classe, c'est fort suffisant" (Baudry de Saunier).
 


 

En général, ces textes ne sont pas exempts d'une certaine condescendance envers les chauffeurs de tricars, laquelle se manifeste parfois ouvertement : "évidemment, je préfère la moindre vraie petite voiture au tricar, qui est un pauvre enfant, bâtard né des amours agitées d'un chauffeur ardent et d'une bourse anémique..." (G. Dumont). Il va de soi qu'aucun de ces dignitaires n'aurait enfourché jamais une motocyclette ! Pourtant, promouvoir la motorisation est dans l'intérêt national auquel tout le monde contribue, les journalistes, les membres du Touring-Club et ceux du pas moins important Automobile Club de France, lesquels sont souvent des industriels de l'automobile, ainsi que les politiciens, dont beaucoup appartiennent aussi à ces clubs. On espère donc que parmi les acheteurs de tricars, qui sans lui n'auraient jamais "fait d'automobile", se formeront quelques nouveaux futurs propriétaires de voitures.

 
Une grande sympathie pour ce "pauvre enfant" trouve-t-on pourtant auprès des personnes qui ont possédé un tricar et qui ont appris à apprécier ses qualités, comme c'est le cas du lieutenant de la Besse, de Théodore Chèze ou d'Henri Baretti. Mais, mis apart quelques courriers de lecteurs, "des gens sans importance" qui formaient la plupart de la clientèle du tricar n'ont pas exprimé leur opinion.

 

Le Tricar Idéal


En raison de l'essor qui prit le tricar à partir de 1904, la presse spécialisée commençait à prêter attention au nouveau venu, jugé d'être le digne successeur amélioré de la voiturette Léon Bollée.
Les auteurs des articles sur le tricar - des journalistes, ingénieurs et membres des clubs automobiles - ont vite saisi les atouts de ce petit "mototricycle" aussi bien que ses limites. Afin que le tricar puisse garder ses qualités, dont surtout le faible coût d'achat et de maintien, sans dépasser ses limites imposées par un châssis court et peu stable, plusieurs auteurs ont dressé une sorte de cahier de charges pour définir un tricar "idéal". Le but en était aussi d'éviter que le tricar "se déforme" en se transformant en un lourd monstre puissant et échoue comme les autres formes hybrides de l'automobile devenues trop puissantes, tel le tricycle et le quadricycle.

La configuration
 
Selon l'opinion commune des savants français, le tricar doit avoir deux roues dirigeables à l'avant et une roue motrice à l'arrière, c'est-à-dire une configuration 2 – 1. Il faut écarter par contre la configuration 1 – 2, préférée par l'école allemande, avec une roue avant à la fois motrice et dirigible et deux roues à l'arrière. Les deux places - pas plus - doivent être impérativement en tandem, l'un devant l'autre.
 
Phaenomobil 1906/1907
Phänomobil 1906/1907
 
L'inconvénient capital de la configuration 1 — 2 est de loger les deux passagers côte à côte en un espace étriqué, d'avoir une direction très alourdie en raison du moteur et de la boîte placées au-dessus de la roue pour éviter l'implantation d'un différentiel, ainsi que d'avoir une disposition incommode de la mécanique (pour les arguments à faveur de la configuration 1 — 2, voire rubrique Tricars allemands / Introduction).
 
Tricar Autofauteuil, Tour de France 1906
Tricar Autofauteuil, Tour de France automobile 1906, piloté par Millet.
 
Une configuration à deux places côte à côte comme sur cet Auto-fauteuil n'a été bien accueillie non plus par les savants, parce qu'elle est typique de la voiturette et "il faut traiter le tricar en regardant du côté cycle et non du côté voiture" (G. Dumont).
 
Dessin humoristique: Famille en tricar avec des baquets pour les enfants
Dessin humoristique, 1909
 
Il ne faut pas non plus céder à la tentation de mettre deux adultes dans le fauteuil avant, ce qui alourdit trop l'avant. Le tricar doit rester essentiellement un véhicule à deux places.
 
La mécanique
 
Côté mécanique, on est d'accord que le moteur devra rester dans les 4 CV environ, parce qu'une force supérieure est inutile pour un engin dont la construction légère ne permet guère de dépasser une vélocité maximale d'environ 50 km/h en palier.
Pour que le tricar reste simple et bon marché, un moteur monocylindrique refroidi à l'eau s'impose. Le refroidissement à ailettes ne suffit pas pour un engin du poids d'un tricar. Si l'on veut néanmoins renoncer à un système de refroidissement à eau qui est lourd et encombrant, une option viable serait de monter un bicylindre à ailettes (Stimula), éventuellement avec un ventilateur (Lurquin-Coudert, plusieurs tricars allemands). Car un bicylindre ayant la même cylindré qu'un monocylindre chauffe moins que ce dernier, parce qu'il a beaucoup plus d'ailettes et un alésage beaucoup plus petit. Comme les pédales ne conviennent pas à un tricar lourd, le démarrage se fera à la toupie ou à la manivelle.
Déjà pour des raisons des coûts, l'allumage par accumulateurs ou piles est préférable à la magnéto. Les piles ont l'avantage sur les accumulateurs qu'on ne peut pas renverser par accident le liquide sulfureux.
Le Concours des tricars en septembre 1905 a démontré la supériorité des tricars munis d’un changement de vitesse et d’une transmission à chaîne, ce qui, à quelques exceptions près, deviendra standard sur les tricars français. En général, il suffit un changement à deux vitesses et embrayage (à cône), soit à pignons baladeurs (Ivry, Stimula), soit à engrenage épicycloïdal (choisie par la plupart des constructeurs). À l’exception du changement de la tri-voiturette Ivry 1907, les boîtes de vitesses sont dépourvues d’une marche arrière.
 
La direction (voir aussi le chapitre "Technique tricars / Essieu avant et direction" sur le site motocyclettes Austral).
 
Pour des raisons de sécurité, l’essieu directeur doit être impérativement à pivots, selon le principe Ackermann-Jeantaud (ci-dessous, à gauche).
 
Épure Jeantaud et direction à cheville ouvrière
 
La direction à cheville ouvrière, dessinLa direction par cheville ouvrière généralisée sur les tricycles-porteurs a rarement été utilisée pour les tricars. En France, on ne la trouve que sur l’un des premiers tricars, le “tri-promeneur “ La Française (1901), mais plusieurs tricars de livraison allemands étaient dotés d’un avant-train pivotant (Adler 1905 ; Germania, lic. Laurin-Klement, 1908).
Cette direction occupe beaucoup d’espace, est lourde à manier et confère au véhicule une tenue de route instable, surtout dans les virages de petit rayon. Sur les dessins ci-dessus à droite, on voit la diminution de la zone hachurée qui se produit lors du braquage. Sur un véhicule à une seule roue arrière, cette zone, à l’intérieur de laquelle le centre de gravité doit rester pour éviter que le tricar bascule, est encore beaucoup plus petite.
La direction peut être à guidon ou à volant. La première est à commande directe (“à sonnette”), c’est-à-dire la rotation de la colonne de direction et de son plongeur est transmise directement aux fusées des roues moyennant des tiges articulées. Simple et relativement bon marché, la commande directe présente néanmoins de graves inconvénients : elle est très brutale, ce qui rend la conduction difficile, elle n’est pas suffisamment démultipliée et elle n’est pas irréversible, car les chocs de la route sur l’une des roues directrices font tourner la direction. Ces chocs rendent la conduction très fatigante dans le cas d'un tricar où seul le fauteuil du passager est suspendu mais non l’essieu avant, surtout pour les poignets du conducteur. 
Sur la direction à volant, une boîte de direction actionne les tiges formant le quadrilatère de la direction qui est convenablement démultipliée. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’une vis sans fin fixée sur la colonne de direction. La vis commande un secteur dont la rotule est prise entre les mâchoires d’un amortisseur à ressorts de boudin solidaire de la bielle de direction. Cet amortisseur protège la boîte contre les chocs et rend la direction irréversible.
 
La suspension
 
Afin que le tricar ne disparaisse pas par manque de confort comme le tricycle trop spartiate, il fallait le doter d’une suspension type voiturette, du moins pour l’essieu avant. Sur quelques tricars, on a suspendu seul le fauteuil du passager, mais non pas le châssis. Peu confortable pour le conducteur, cette solution conférait quand même une rigidité plus grande à la partie-cycle et de ce fait une meilleure stabilité en route. La suspension de la roue motrice arrière, qui gagnait du terrain à partir du Salon 1906, a été jugée moins importante, mais appréciable. Pour le conducteur, on préférait une selle-fauteuil bien suspendue ou même un vrai petit fauteuil à un simple siège de moto.
 
Le Salon de Paris 1906 marque le début du déclin du tricar classique à cadre de motocyclette. Au lieu de "traiter le tricar en regardant du côté cycle et non du côté voiture", les constructeurs transforment cet engin rudimentaire à l’instar des tricars anglais en une véritable tri-voiturette, qui reprend de plus en plus d’autres éléments à l’automobile comme la direction à volant et boîte de direction, un châssis en tôle d’acier emboutie plus stable, mais plus cher qu’un châssis tubulaire, une lourde suspension arrière et une carrosserie plus complète qui soustrait la mécanique aux regards. Le moteur se cache maintenant sous un socle en tôle d’acier portant un grand baquet confortable pour le conducteur qui n’a plus à craindre des projections d’huile sur ses jambes. Le placement du radiateur sous le châssis oblige parfois à installer une pompe à eau (Tricar Austral type G). Côté confort, le client peut acheter en accessoire une capote de voiturette en compas qui vise à protéger le conducteur de la pluie.
 
Trivoiturette Rochet-Bruneau 1907 avec capote, photographie
Trivoiturette Rochet-Bruneau, 1907, à capote et protection pour le passager. La roue arrière est également suspendue.
 
Le poids plus élevé d’une telle tri-voiturette entraîne logiquement l’installation de moteurs plus puissants. Comme résultat de cette évolution, le tricar perd progressivement ses atouts principaux : son faible prix d’achat qui grimpe de 500 F en moyenne, sa faible consommation et le faible coût de maintenance.
Quelques constructeurs dont Contal, restaient néanmoins fidèles au tricar classique. D’autres, comme Austral ou Lurquin-Coudert, maintenaient le tricar à cadre dans leurs catalogues à côté de la tri-voiturette plus luxueuse. Mais l’époque des tricars touchait définitivement à sa fin avec l’arrivée des voiturettes très légères (de 300 à 400 kg) et bon marchées vers 1910. Ces engins, qu’on ne nommait pas encore Cyclecars, offraient la carrosserie d’une véritable voiturette avec deux places côte à côte, mais ils étaient dotés d’une mécanique plus rudimentaire que celle d’un tricar.
 
Photo et dessin d'un cyclecar Bedélia, 1911
 
La direction est à volant, mais directe (sans boîte), l’essieu avant est souvent à cheville ouvrière, dont le pivot porte un simple ressort à boudin très fort. La transmission de la force du moteur aux roues arrière s’effectue par deux courroies placées à chaque côté de la voiturette respectivement. Cette disposition permet d’épargner un différentiel, parce que la différence de vitesse entre les deux roues arrière est compensée par le glissement de l’une des courroies. En règle générale, un changement de vitesse est absent ; l’axe du moteur porte seulement un embrayage à cône.
 
Coudert dans la voiturette Torpédo Sport Lurquin-Coudert, 1912
Cyclecar Lurquin-Coudert Torpédo Sport, 1912
  
Côté mécanique, la voiturette légère est un grand pas en arrière par rapport au tricar. Il semble que, du moins pour le moment, tant les constructeurs comme les acheteurs aient succombé à cette tentation contre laquelle les auteurs desdits articles ont mis en garde : on a suivi la tendance vers le confortable en se laissant séduire par "un idéal d’automobile qui [en réalité] correspond à une vingtaine de mille francs d’achat et une dizaine de mille francs d’entretien" (G. Dumont). Car en 1910, la voiturette légère n’est pas une voiturette sérieusement construite. Elle vient à un moment où le tricar et la tri-voiturette sont réellement à point et elle doit renoncer pour des raisons de coût à toutes les avancées technologiques qui font la force d’un tricar, sans offrir plus d’espace et beaucoup plus de confortable en temps de pluie. Comme le tricariste, le conducteur d’une voiturette nécessite "un pardessus de fourrure, dit peau de bique pour l'hiver ; pour l'été, un paletot de velours avec col pouvant se relever et se boutonner serré, un pantalon supplémentaire en toile légère imperméabilisée, une casquette à rabat. Cet équipement vous permet d'affronter toutes les intempéries, de rentrer en cas de surprise par la pluie et d'être propre en arrivant à l'étape" (Gauthier)

Vers 1910, la popularité du tricar est de plus en plus menacée par ce nouveau concurrent à quatre roues déjà mentionnée, la voiturette légère bon marchée. On lui reproche maintenant ce qui était toujours son atout principal, à savoir le fait qu'il n'a que trois “pattes”.

La stabilité 

Les détracteurs du tricar lui reprochaient surtout un manque de "stabilité" par rapport à une voiturette à quatre roues. Dans ces discussions, le mot "stabilité" n'est pas utilisé dans le sens physique, bien que cette notion soit englobée ici. En mécanique, ce terme, appliqué à l'automobile, définie un véhicule comme stable si celui-ci, ayant subi une dérivation de sa trayectoire à cause d'une force de perturbation, soutient lui-même la diminution du changement de direction et tend à retrouver sa direction originale. Il est clair que ni le tricar ni aucun autre véhicule de l'epoque pourrait vraiment satisfaire ce critère. Mais ce qui compte en pratique, c'est l'évolution temporelle de l'écart du cours et de sa correction. Tant que le conducteur d'une voiture a suffisamment de temps à corriger la direction, l'instabilité n'est pas dangereuse. Mais le conducteur d'un tricar à direction directe allant très vite pouvait facilement se trouver dans la situation de n'avoir plus le temps de remédier aux déviations que les chocs de route pouvaient imprimer à son engin. Pour nous faire une idée, prenons un exemple donné déjà à l'époque pour montrer le danger d'une direction directe (sans boite de direction et donc réversible) : un véhicule marchant à la vitesse de 60 km/h (d'à peu près 17 m/sec) au milieu d'une route de 8 m de largeur, sera en moins de 1/5 seconde dans la fosse. Certes, l'écrasante majorité des tricars n'atteignait pas une telle vitesse de pointe. Mais même une vitesse de 40 – 50 km/h ou moins pouvait être fatal si un accident de terrain quiconque imprimait une mauvaise direction à un tricar et qu'au même temps se présentait un autre obstacle (pour se faire une idée des dangers multiples qui autrefois guettaient les conducteurs, consultez p. ex. L'art de bien conduire, chapitre III, de Baudry de Saunier). L'implantation d'une boîte de direction démultiplée et irréversible sur les tri-voiturettes n'était pas un luxe ! 
Dans un sens plus large, le terme "stabilité" fait référence à tous les aspects qui définissent le comportement routier d'un tricar. Ces aspects sont notamment la capacité de maintenir la direction de course et la stabilité au renversement.
 

direction par cheville ouvrière et stabilite d'un véhicule à trois roues. Deux dessins

Il y a risque de basculement pour un véhicule à plus de deux roues quand la charge sur les roues moins chargés (sur un tricar l'une des roues de l'essieu) se rapproche de valeurs nulles. En d'autre termes, un tricar bascule si le centre de gravité S se déplace en dehors du triangle formé par les arêtes de basculement (ci-dessus, à droite). Il est évident qu'une voiturette à quatre roues et à voie et empattement égaux possède une stabilité statique supérieure car le quatrilatère formé par les arêtes de basculement a une surface plus grande que le triangle et le centre de gravité S est plus éloigné de l'arête de basculement (a) latérale (zone hachurée, ci-dessus, à gauche). Le centre de gravité se déplace naturellement avec un passager. 
On voit en outre que l'empattement d'un tricar, pour diminuer le risque de basculement, doit être autant court que possible.
D'autre part, un empattement plus long améliore la stabilité en ligne droite, raison pour laquelle les constructeurs devaient chercher un compromis qui évite les extrêmes.

Tout cela définie les inconvénients inhérents d'un véhicule à trois roues. Dans la pratique, en vue de la vitesse très limitée d'un tricar, ni la déviation de la trajectoire ni le risque plus élevé de basculement par rapport à un engin à quatre roues posaient un grand problème. Le basculement n'était pas à craindre, parce que le tricar à suspension s'incline dans les virages "comme une bicyclette" (Gauthier). Le vrai problème, qui faisait peur aux chauffeurs peu expérimentés, c'était le fait que le tricar "chasse de l'arrière" dans des virages pris trop rapidement. En d'autres termes, la roue arrière d'un tricar ou d'une tri-voiturette dérape facilement, autant plus si le moteur et la boîte de vitesses se trouvent très en arrière, derrière le siège du conducteur (tri-voiturette Griffon 1907). Pour y remédier, le constructeur cherchait une bonne répartition des poids et le chauffeur pouvait monter un pneu antidérapant à l'arrière et conduire prudemment.
De plus, le châssis doit être établi en tubes d'acier d'une section suffisamment grande ou, mieux encore, en tôle d'acier emboutie afin de donner assez de stabilité et de rigidité à l'ensemble. À cause du manque de rigidité, il faut écarter aussi les motocyclettes munies d'un simple avant-train amovible à faveur des tricars à châssis spécial (tricar à part entière).
 
Deux châssis-tricar: JOG et Lurquin-Coudert
Châssis-tricar JOG et Lurquin-Coudert
 
JOG marque de Jean-Oswald Gross 1904
Une solution acceptable, qui ne fut pas encore pris en compte par nos auteurs, était de transformer une motocyclette en tricar au moyen d'un châssis-tricar qu'on pouvait acheter auprès des fournisseurs comme JOG (marque enregistrée en France le 19 nov 1904 par Jean-Oswald Gross, 89, rue de la Mare, Paris, puis 12 av. du Polygone, Vincennes. Agrandir l'imagette ci-contre) Un tel châssis-tricar donnait à l'ensemble une rigidité presque égale à celle d'un "vrai" tricar. Cette solution présentait l’inconvénient que la mécanique de la moto utilisée comme base pour un tel tricar n'était souvent pas à la hauteur d'un engin devenu beaucoup plus lourde. 

Conclusion
 
Comme nous l’avons vu, les savants qui s’expriment au sujet du tricar dans la presse spécialisée cherchent avant tout à établir des critères de construction dont l’application garantirait une longue vie à ce nouveau moyen de locomotion. Bien que ces critères aient été respectés dans l’ensemble, le tricar était en déclin déjà à la fin de la première décennie du XXième siècle.
Selon l’opinion généralement acceptée, c’était l’arrivée de la voiturette légère qui a mis un terme au tricar et à la tri-voiturette. Cette vision s’adapte certainement aux faits, mais elle ne les explique pas vu les inconvénients de la voiturette cités plus haut. Le tricar a entamé son déclin au moment où il était développé à tel point qu’un développement ultérieur ne semblait plus possible. Le châssis très court ne permettait pas d’augmenter la puissance du moteur et par conséquent les performances de ce petit engin, limités en outre par la situation exposée du passager en cas d’accident. Il n’était pas non plus possible d’améliorer le confort des occupants, malgré l’implantation d’une capote pour le conducteur et d’une housse protectrice pour le passager. C’était la configuration vieillissante du tricar, un "bâtard" né du mariage d’un châssis de voiturette avec un cadre de motocyclette, ce qui au fil du temps menait dans une impasse. Afin de suivre le rythme de l’évolution technique vers des engins plus rapides et plus confortables, il fallait dissoudre à nouveau cet ensemble et revenir à la motocyclette d’une part, maintenant dotée d’un sidecar pour des voyages à deux, et d’autre part à la voiturette légère (maintenant à quatre roues), qui avait déjà existé dans les années 1890 (voir rubrique "Voiturettes avant 1900").

 
 

Chapitre créé le 13 janvier 2019  —  Rubrique "Le Tricar Idéal" ajoutée le 12 mai 2022
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