Au Coin du Tricar

Résurrection - Le Tricar par Gustave Dumont



Cet article est apparu dans La Vie Automobile 1905. Le titre "Résurrection" fait allusion à la voiturette Léon Bollée qui, selon l'auteur Gustave Dumont, renaît actuellement sous une forme perfectionnée qui est le tricar. La Bollée, pense-t-il, fut abandonnée car elle était venue trop tôt en un monde automobile trop jeune. De plus, le goût du tourisme automobile n'était pas encore développé. Elle renaît maintenant, parce qu'elle revient à un monde prêt à la recevoir, entre autres grâce aux progrès faits de l'industrie automobile en général et au perfectionnement de la motocyclette en particulier. Dumont apporte en outre quelques réflexions intéressantes sur la disparition du tricycle, du quadricycle et de la voiturette deux places, mais, à son avis, le tricar, qui est la motocyclette à deux places, perdura dans le temps.
Gustave Dumont, ancien président de la Société des ingénieurs civils de France, ingénieurs des Services techniques de la Compagnie des Chemins de fer de l'Est, était membre du Comité technique du Touring-Club. Il appartenait aussi à la maison Armengaud Ainé, brevets d'innovation.
 
RÉSURRECTION ! LE TRICAR 

Il y a déjà bon nombre d'inventions ou de conceptions pratiques, qui, nées en France, sont allée en leur belle jeunesse faire un petit voyage hors de notre pays. Les voyages formant la jeunesse, elles nous sont revenues plus tard bien étudiées, ayant souvent donné aux étrangers l'occasion de prendre une belle avance sur nous !
C'est en vertu de ce phénomène que la voiturette Bollée, invention française, nous revient présentement d' Angleterre, travaillée et cultivée, sous la forme d'une "motocyclette à avant-train", pour conquérir les routes et les acheteurs sous le nom bien anglais de tricar.
Le tricar est-il un véhicule pratique ? Est-il le perfectionnement heureux et durable de notre vieille Bollée, ou bien ne représente-t-il que les tâtonnements des constructeurs britanniques qui recommencent nos écoles et qui, comme nous, abandonnerons peu à peu les organismes rudimentaires pour évoluer vers le type de la vraie voiture ?
Mon humble opinion est que tricar vivra, car il vient donner à la gamme automobile un demi-ton qui lui manquait.
Car, s'il y a la catégorie des personnes pouvant acheter et entretenir la somptueuse 50 chevaux ; s'il y a celles des automobilistes susceptibles de supporter les frais de l'excellente voiture de 24 chevaux ; s'il est un nombre important de chauffeurs auxquels convient la voiture plus modeste de 12 chevaux ; si le nombre de ceux qui désirent la tranquille et bourgeoise petite voiture de 6 – 8 chevaux, à deux bonnes places principales et une occasionnelle, type trop dédaigné jusqu'ici, mais qui va prendre sa revanche, est considérable, au-dessous de cette catégorie de personnes susceptiples d'acheter et d'entretenir une petite voiture, il est encore une autre catégorie de personnes qui, sans le "tricar", resteraient, avec un peu de jalousie, en dehors de la gent automobiliste ! À ceux-là le tricar donnera un petit véhicule sommaire, un résumé d'automobile à deux places, un minimum de mécanique qui roulera toute seule, moins confortable, il est vrai, mais qui néanmoins se trouvera, par les services qu'elle pourra rendre, plus près de l'automobile que de la bicyclette.
Par l'aspect, par l'absence de protection contre la pluie, le soleil et la poussière, par ses sièges sommaires, le tricar est de la famille cycle ; mais, par sa nature automobile, par le fait qu'il groupe deux personnes, en tandem il est vrai, mais réunis en un même véhicule, par sa vitesse considérablement supérieure à celle de la bicyclette, par la possibilité qu'il donne d'emporter un petit bagage, par sa faculté de parcourir les mêmes distances et les mêmes profils que la voiture automobile, il se rapproche de cette dernière, procure ses jouissances et ses services.
 
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Mais, va-t-on m'objecter, ce tricar, ce minimum de mécanique, ce véhicule sommaire que vous réclamez a déjà existé sous forme de la Bollée, du tri, du quadri, et cependant toutes ces formes hybrides de l'automobile ont disparu ! Le "tricar" échouera lui aussi, et finalement on aboutira à la voiture, grande ou petite, mais enfin la vraie et bonne voiture.
Et bien ! je crois au contraire que le tricar vivra, car il n'est pas l'acheminement vers la voiture ; il n'est pas la machine informe de constructeurs qui cherchent leur voie, mais il est au contraire le terme de l'évolution du tricycle, du quadricycle et même de la motocyclette, tout au moins pour quelques-unes des formes exagérées où on l'a entraînée.
D'abord, réglons la question de la Bollée. La voiturette Bollée fut, dans sa conception générale une vraie trouvaille ; mais, venue trop tôt en un monde automobile trop jeune, elle n'a pu profiter du patrimoine commun qu'elle trouverait maintenant ; ce ne fut qu'une étude qui ne fut ni poussée ni soignée.
De plus, l'absence d'une suspension se faisait durement sentir. D'autre part, son prix n'était pas assez éloigné de celui des médiocres voitures automobiles d'alors.
Enfin, le goût du tourisme automobile, grand ou petit, n'était pas encore développé.
Mais maintenant que la construction automobile a fait des progrès considérables, que la motocyclette est apparue pour donner à peu de frais un petit véhicule et en a fait comprendre l'utilité, nous assistons à la résurrection de la voiturette Bollée qui, autrefois, organisme imparfait et sans motif, revient maintenant au jour pour le besoin qui se crée.
Tous les instruments du monotransport, si l'on peut s'exprimer ainsi, ont subi des tentatives de transformation pour servir au bitransport, mais on a voulu aller trop loin et on est arrivé à réunir les défauts en perdant les qualités.
Si la bicyclette est accessible à la femme, dans une mesure modérée, la motocyclette, avec son poids et sa difficulté de mise en marche, ne l'est généralement pas. Le motocycliste, à moins d'être un vilain homme, devait fatalement se dire que la route serait plus douce avec l'aimable silhouette de sa compagne, et alors, pour l'amour de celle-ci, le tricar naquit.
Quant au vieux tricycle, il avait bien trois roues comme le tricar moderne, mais limitait sa générosité de transport à une personne, et encore, en exigeant un différentiel et méprisant toute suspension ! De telles exigences devaient trouver leur châtiment dans l'avènement de la motocyclette. Il faut remarquer d'ailleurs qu'il ne serait pas mort si l'on avait pensé à la fable où il est question d'un bœuf et d'une grenouille. Le tricycle a automatiquement subi la nécessité de la reconstitution du couple un moment dissocié, et pour cela on a accroché Madame derrière ; il en est résulté un petit train pour deux personnes ; c'était excessif.
Alors on fit le quadri, mais on le transforma vivement en un petit omnibus ; alors le quadri se révolta et donna à ses services une telle complication qu'on l'envoya bientôt dans un monde meilleur se faire suspendre. On créa ensuite une voiturette deux places dans laquelle on voulut mettre trois ou quatre personnes et aller vite ; elle devint une voiture légère ; puis, pour améliorer, on renforça, on allongea, on empila les HP dans le capot ; et finalement, ayant rejoint la voiture, on s'aperçut qu'il existait des gens qui demandaient timidement une petite voiture, pas très chère.
Alors on leur répondit avec hauteur : "Petite voiture ? Pas pratique Monsieur ! Voilà ce qu'il faut au moins : Quinze chevaux, type 1927, quatre places, carrosserie transformable, extra-luxe, et ça marche ! C'est vingt mille, Monsieur !"
Les gens timides s'enfuirent épouvantés. Et depuis ce temps-là tout chauffeur est évidemment un millionnaire. Le tri et le quadri sont morts parce qu'ils étaient trop complexes pour le transport sommaire de deux personnes ; aussi à cause de leur absence de suspension qui était bien plus pénible que l'absence de sièges confortables ; aussi parce que le monde automobile étant trop jeune, on ne savait pas exactement où l'on allait.
La voiturette Bollée renaît maintenant parce qu'elle revient à un monde prêt à la recevoir, que de sa reconstitution par la motocyclette et un avant-train, elle peut avoir une suspension suffisante, et parce que la motocyclette à une place étant arrivée à sa forme d'utilisation pratique, la motocyclette à deux places, qui est le tricar et représente le couple, doit forcement exister.
Maintenant, que faire pour donner au tricar sa forme la plus favorable et en tirer parti ?
 

Le tricar Humber (1904) 

Ce tricar, qui fournit un échelon manquant dans l'échelle automobile, est un pauvre être difficile à élever et à conserver en bonne condition. Il n'a que trois roues, un coffre malingre et, pour porter d'une manière rationelle ses deux voyageurs, il est obligé de se diriger avec ses deux roues de devant et d'avancer avec celle de derrière. Dans ces conditions, il faut ne lui demander que ce qu'il peut donner et penser qu'il est déjà bien joli qu'avec une telle constitution le pauvre diable puisse encore courir après sa grande sœur ! Il faut donc que chacun y mette du sien, le constructeur et l'acheteur, surtout l'acheteur, égaré par l'exagération qui sévit dans l'industrie automobile, qui en fausse tous les points de vue, et qui tend à en faire une industrie exclusivement de luxe.
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Il faut traiter le tricar en regardant du côté cycle et non du côté voiture.
Tout d'abord une condition capitale : les deux places doivent être en tandem ; en tandem, c'est-à-dire l'un devant l'autre.
Si l'on cède à la tentation de mettre les deux places côte à côte, les deux voyageurs seront serrés
au point que des amoureux s'en lasseraient ; le conducteur sera gêné ; tout le poids portera sur l'avant, la machinerie deviendra invisible au conducteur ; n'en parlons donc plus.
Je crois inutile de discuter à fond le type du véhicule à trois roues formé de l'ancien tri avec deux places côte à côte, ni le type qui consiste en un tricar avec deux places côte à côte et roue directrice motrice à l'avant. Ces machines présenteront toujours l'inconvénient capital de loger les deux voyageurs en un espace étriqué, d'être d'une direction malaisée et d'avoir une disposition incommode de la machinerie.
Il faut remarquer d'ailleurs que quelques constructeurs anglais, hypnotisés par les deux places côte à côte, retombent dans ces erreurs.
Pensons donc cycle et non voiture. Dans le tricar, les deux places en tandem donnent une aise complète aux deux voyageurs qui peuvent néanmoins converser quelque peu, le conducteur pouvant se pencher vers le voyageur d'avant sans cesser de surveiller sa route.
La place avant peut-être très confortable, constituée d'un siège large et profond, permettant d'avoir un large manteau, une couverture, un sac, tous accessoires confortables que la bicyclette ou la motocyclette n'admettent guère. La place arrière peut-être une selle-fauteuil, voire même un vrai petit fauteuil, et les pieds du conducteur peuvent reposer sur un petit plancher en étant au besoin abrités du vent, toujours beaucoup mieux que sur une motocyclette. Derrière la selle peut être un solide porte-bagages pour une valise.
Une autre condition essentielle est que, tout en acceptant les places en tandem, on ne cède pas à la tentation de mettre deux personnes dans le fauteuil avant ! Il faut deux places seulement, pas trois ; un fauteuil large, je l'admets, pour Madame et Bébé ou pour permettre le logement facile d'accessoires et provisions de route, mais, en réalité, deux places seulement ! Si l'on tombe dans l'erreur de mettre deux places sur l'avant, c'en est fini du tricar, ses 4 chevaux deviendront poussifs, les pneus gémiront, le changement de vitesse grincera des dents et l'on se retrouvera dans la douce folie qui a tué le tricycle, qui a tué la voiturette et qui les retuera à nouveau sous leur forme actuelle si l'on n'y prend garde.
Le tricar ne doit pas être une motocyclette munie d'un avant-train ; il doit étre établi avec un châssis spécial bien suspendu à l'avant, et l'on peut aussi établir la roue motrice arrière avec une suspension, moins importante, mais appréciable cependant, sur ressorts à boudin par exemple.
L'essieu directeur doit, bien entendu, être à pivots et non un essieu sur cheville ouvrière qui donnerait une machine à cassement de tête automatique et instantané.
La direction peut être à guidon ou à volant. Il faudra observer une bonne répartition du poids afin d'avoir une adhérence convenable de l'unique roue motrice.
Le moteur devra en général rester aux environs de 4 chevaux ; une force supérieure est inutile, car il n'est pas désirable que le tricar devienne une machine à vitesse considérable, et un maximum de cinquante en palier semble suffisant.
Pour maintenir la simplicité et un prix peu élevé, le moteur sera généralement monocylindrique avec refroidissement à eau. Peut-être l'emploi d'un moteur bicylindrique permettrait-il un refroidissement à ailettes; il paraît que certains tricars s'accommodent d'un refroidissement à ailettes avec adjonction d'un petit ventilateur.
La mise en marche du moteur se fera à la toupie ou à la manivelle, et il est inutile d'adjoindre des pédales. La transmission comprendra un débrayage et changement de vitesse pour lequel il paraît suffisant d'avoir deux vitesses. L'organe de transmission proprement dit sera une courroie ou une chaîne ; mais sur cette question de la transmission il n'est pas possible de préconiser un mécanisme particulier, car on peut le réaliser selon plusieurs modes d'exécution efficaces tout en restant d'accord avec la conception générale du tricar.
L'essentiel est que les constructeurs maintiennent le tricar dans les données générales précitées, le considèrent comme une motocyclette à deux places, sachent résister au client qui, souvent, veut faire un omnibus du plus mince véhicule dès qu'il est automobile.
Jusqu'ici, j'ai consideré le côté tourisme et agrément, mais il y a lieu de donner une sérieuse attention à l'emploi du tricar pour tous les transports rapides d'une petite quantité de marchandises, la poste, etc. Il y a certainement une grosse application pour les emplois commerciaux.
Évidemment, je préfère la moindre vraie petite voiture au tricar, qui est un pauvre enfant, bâtard né des amours agitées d'un chauffeur ardent et d'une bourse anémique, mais la moindre vraie petite voiture sera toujours plus coûteuse, dans tous les sens, que le tricar !
Actuellement, la petite voiture à deux places, sérieusement construite, va plutôt vers quatre mille que vers trois mille, et, quand on la fabriquera en grandes séries, elle se tiendra probablement encore aux environ de trois mille. Le tricar, lui, oscillera aux environ de 1 500 francs ; il sera toujours beaucoup moins coûteux que la petite voiture, tant comme achat que comme frais d'entretien, car la diminution porte sur toute la ligne : pneumatiques, essence, huile, impôts, assurance, garage s'il en faut un, etc.
C'est là l'unique raison d'être de ce bâtard, mais elle est suffisante pour le faire vivre, et pour que naisse, au-delà de la catégorie des possesseures de petites voitures, une autre catégorie d'acheteurs qui, sans le tricar, n'auraient jamais "fait d'automobile", et parmi lesquels se formeront, directement ou indirectement, quelques nouveaux futurs propriétaires de voitures.
Si le tricar est maintenu dans cette voie, je suis persuadé que ce bâtard peu exigeant tiendra fort honorablement sa position.
Il est à espérer que nos constructeurs, qui tiennent sans conteste le marché de la voiture automobile de luxe et qui le garderont certainement, ne s'y localiseront pas et ne laisseront pas aux étrangers le soin de venir nous vendre tout ce qui est véhicule d'utilité. L'omnibus que nous commençons à entrevoir, la petite voiture que nous dédaignons si manifestement, et enfin le tricar, cette automobile des personnes de ressources modérées, qui seraient bien contentes d'avoir, pour le tourisme ou pour les petits transports, un instrument quelconque, de faible coût d'achat et d'entretien, pourvu qu'il fût automobile.
 
 

 
 
Chapitre créé le 26 novembre 2018
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