Au Coin du Tricar

Tricar et Voiturette par Baudry de Saunier



 
Les réflexions suivantes sur le tricar et la voiturette sont issues d'une analyse des nouvelles tendances du marché automobile qui se dessinent au Salon de l'Automobile 1905 (Baudry de Saunier, Le 8e Salon de L'Automobile, dans : L'Illustration, 16.12.1905). En résumé, Baudry de Saunier parvient aux conclusions suivantes: à l'heure actuelle, le tricar et la voiturette sont les seuls engins entre la moto et la "vraie" voiture capables de transporter deux personnes. La moto, d'une part, ne peut transporter qu'un seul homme tout jeune, parce qu'elle est instable et dérape facilement. D'autre part, pour une vraie voiture "de famille" en état de neuf, il faut débourser quelque 12.000 francs. Le tricar aussi bien que la voiturette est une excellente machine, à condition que l'on n'en abuse pas. Les deux sont faits pour transporter un seul passager, rien de plus. Il faut respecter les limites que leur châssis et leur construction légère imposent. Ils ne sont pas faits pour recevoir un moteur plus puissant et dépasser 40 km/h en palier. Au-dessus de cette vitesse, le tricar bondit comme une balle et fait des sauts qui le détruisent lui-même.

LE TRICAR ET LA VOITURETTE
 
Ce sentiment de la nécessité du bon marché a donné naissance, ou mieux renaissance, à deux instruments, le tricar et la voiturette, dont on voit plusieurs modèles très différents au Salon.
Le plus petit modèle d'automobile que nous possédions jusqu'ici était la motocyclette. Mais la motocyclette, si bien au point qu'elle soit aujourd'hui, ne peut donner satisfaction à tout le monde. Elle n'est guère "habitable" que par un tout jeune homme, car elle n'est pas stable, elle dérape, et puis elle n'a qu'une place. Pour le commerce, elle est nulle, attendu qu'elle ne peut porter aucun colis.
Les Anglais, les premiers, ont remédié à ses défauts en constituant un appareil nouveau au moyen d'une roue motrice à l'arrière, comme dans la motocyclette, et de deux roues porteuses et dirigeantes à l'avant, comme dans la voiture. Un "trois-roues-voiture", un tri-car, vint de la sorte au monde et commença à pulluler en Angleterre. Depuis un an, on parle de lui très fréquemment en France, mais il n'y rencontre pas encore la haute faveur qui lui est octroyée chez nos voisins, il faut bien le reconnaître.
Cet instrument peut cependant rendre de très signalés services. Si la place sur la selle d'arrière ne bénéficie pas d'un confort immodéré, par contre la place d'avant, entre les roues, est suspendue sur des ressorts et très acceptable. Pour les besoins du commerce, pour les petites livraisons en ville ou aux environs de la ville, le tricar transforme en un instant sa place d'avant en un coffre bien clos où les marchandises sont à l'abri. Pour les besoins du particulier, du châtelain, par exemple, le tricar joue aisément le rôle du poney, va porter un paquet ou même une lettre en retard à la gare, ou simplement encore s'en va au marché.
Le qualités dominantes du tricar sont d'abord le bas prix de son achat, ensuite sa faible consommation. Mais il ne demeure pratique qu'autant qu'on ne le "déforme" pas, qu'autant qu'on ne fait pas, de lui ausssi, un monstre.
Le tricar ne peut et ne pourra jamais être très confortable. Il sera toujours impossible de lui donner une suspension de voiture, de lui donner de la longueur pour augmenter son empattement et lui demander de grandes vitesses. Sa légèreté, qui est sa qualité primordiale, l'empêche d'adhérer au sol suffisamment dans les allures exagérées : il bondit alors comme une balle et fait des sauts qui le détruisent lui-même et désespèrent le conducteur.
De plus, si l'on veut exiger du tricar des vitesses élevées, il faut nécessairement qu'on le munisse d'un moteur beaucoup plus puissant, plus cher et consommant bien davantage. La seconde qualité du tricar, la faiblesse de consommation, est anéantie du coup. Désormais, pour résister à son moteur et aux vitesses que ce moteur lui communique, il faut au tricar des membres beaucoup plus solides, donc plus lourds ; et une partie de la puissance nouvelle ajoutée à l'ensemble n'a pour effet que de déplacer à une vitesse un peu plus grande un véhicule beaucoup plus lourd ! On parvient ainsi aux fins dernières de l'instrument : le gros moteur trépide péniblement à l'arrière quand le véhicule est arrêté. Il ébranle tous les assemblages. D'autre part, les freins, dont on n'a pas la place d'augmenter la largeur et le diamètre sur ces petits instruments, deviennent insuffisants pour les grandes vitesses engendrées ; et bientôt, le véhicule n'étant plus qu'une réunion de pièces qui cherchent à divorcer, les pannes irrémédiables surviennent, et l'on appelle le ferrailleur pour le lui vendre.
C'est là le processus morbide par lequel est passé le tricycle à pétrole d'autrefois avant de disparaître ; celui qui guette la motocyclette si l'on n'y prend garde ; celui qui viendra à bout du tricar si les constructeurs ne réagissent pas avec un entêtement invincible.
Il est à remarquer qu'à ce point de vue les Anglais sont beaucoup plus raisonnables que nous. Ils ne demandent à leur tricar que les exploits modestes qu'il est capable de fournir et que le vendeur leur a enseignés. Ils ne lui mettent sur les reins que deux personnes, parce qu'il a été construit pour transporter deux personnes ; ils n'exigent pas qu'il fasse des matches même avec des trains omnibus, parce qu'il a été construit seulement pour marcher plus vite que des chevaux.
En France, nous déduisons du fait que le tricar a été construit pour deux personnes, qu'il peut bien en porter trois ! Une de plus, une de moins !... Alors, sur l'avant-train du tricar qui ne devrait être réservé qu'a sa femme, on installe à côté d'elle une petite sœur, oh ! si mince ! Puis on commande au bourrelier un tablier pou leur couvrir les jambes, ensuite une capote à compas pour les jours de pluie. On fait poser un générateur d'acétylène et deux petits phares pour voyager la nuit – et l'on s'aperçoit que le tricar se refuse à tant de besogne et s'abstient de gravir la moindre rampe. Alors, on juge que le moteur n'est pas assez puissant, qu'il faut un ou deux chevaux de plus ; et le délicieux petit tricar d'antan devient le monstrueux engin dont j'ai parlé plus haut.
 
Le tricar a ses deux places l'une derrière l'autre ; la voiturette les a à côté l'une de l'autre. Le premier vaut de 1.300 à 1.800 francs ; la seconde débute à 2.000 francs, je crois, jusqu'à 3,800 francs environ. La voiturette à quatre roues, absolument comme une voiture, mais elle n'a de la voiture, même en miniature, que la simple apparence. Le public en doit pas s'y tromper, et les rêveurs d'automobiles populaires à des prix infimes doivent en prendre encore leur parti : jamais une voiturette n'offrira le confort ni la vitesse que procurent les vraies voitures. On admettra bien, je pense, que, si les voitures ont les dimensions d'empattement, de voie, de caisse, que nous leur connaissons, c'est parce que ces dimensions sont reconnues nécessaires ! De ce qu'un client ne peut consacrer que 2.000 francs à l'achat d'une voiturette, il ne s'ensuit pas que ce monsieur ait les jambes plus courtes que le monsieur qui signera gaiement un chèque de 25.000 francs, et qu'il ait besoin de moins de place pour les allonger ! De même l'assise d'un chauffeur peu fortuné réclamera la même profondeur que celle du plus milliardaire de nos amateurs.
Dès lors, puisque la voiturette en pourra jamais satisfaire les jambes, l'assise, et tout le reste de son acheteur, sous peine de devenir une voiture pure et simple, il faut bien que cet acheteur ait la philosophie de se contenter de la portion congrue de confort que peut offrir une voiturette !
De plus, tant que les usines ne pourront pas construire les voiturettes par grandes séries, par trois ou quatre milliers à la fois, le marché ne pourra pas offrir, dans les prix les plus bas que j'ai indiqués, de machines de qualité réelle. Or on sait, ou tout au moins on soupçonne, quels dangers courent les voyageurs d'un appareil lancé à 30 ou 40 à l'heure, s'il n'est pas constitué de matériaux de premier choix !
Ces observations n'ont pas pour but de détourner aucun acheteur du tricar ou de la voiturette, mais de mettre en garde tous nos lecteurs contre un achat inconsidéré. L'industrie automobile n'est pas encore en pleine possession de la fabrication de ces appareils, comme elle l'est de la fabrication des voitures. Il y a donc lieu de prendre plus de précautions pour acquérir un instrument de 2.000 francs que pour en commander un de 15.000 francs. J'en connais déjà d'excellents ; j'en sais par contre beaucoup plus d'exécrables.

En résumé, aujourd'hui, il est impossible de trouver sur le marché, pour 3.000 et 4.000 francs même, à l'état de neuf, un véhicule dit de la famille, c'est-à-dire capable de porter normalement trois ou quatre personnes. La motocyclette est fait pour une personne ; le tricar et la voiturette pour deux. Rien n'existe au-delà dans la classe des petites automobiles. Et tous les trois sont faits pour rouler doucement, pour ne jamais dépasser 40 kilomètres à l'heure sur terrain plat, c'est-à-dire pour fournir une moyenne de 28 à 30 par tous les profils. C'est peu ; mais, pour la plupart des clients de cette classe, c'est fort suffisant.

 

 


 
 

Chapitre créé le 26 novembre 2018

created by Hendrik Svenson 03/2018. All rights reserved